« Compatir n’est pas pâtir » est une expression que toutes les féministes connaissent bien. Elle signifie qu’on peut bien tenter de comprendre et de se représenter une oppression (en l’occurrence ici, l’oppression des femmes), mais tant qu’on ne l’a pas expérimentée soi-même, on ne sait pas réellement de quoi on parle. Si cela semble évident, on constate qu’en général, la parole des opprimés est passée sous silence quand celle des non-opprimés/oppresseurs est systématiquement mise en avant. Prenez n’importe quel émission télévisée (et il y en a eu beaucoup) à propos du port du voile, par exemple : la plupart du temps, on se demande où étaient les femmes voilées parmi tous ces « experts » de la question (en général des hommes, non musulmans). Tout au plus, dans certains cas, on invitait une musulmane, non voilée de préférence, histoire de signifier qu’on avait bien fait les choses. Même topo s’agissant des questions touchant aux discriminations raciales : pour faire bonne figure, il y a toujours au milieu d’invités racisés une personne blanche, généralement issue de la sphère intellectuelle, qui ramène sa fraise. Je ne dis pas qu’on ne peut pas avoir d’avis sur une oppression qu’on ne subit pas, ni même que l’avis d’un non-opprimé ne puisse pas être intelligent. Mais je suis irritée de cette tendance qui consiste à refuser de faire entendre la seule parole des opprimés sans convoquer celle du non-opprimé, comme si, en elle-même, elle n’était pas légitime. Comme s’il fallait systématiquement que cette parole soit soutenue par un non-opprimé pour être valide – ou, pire, comme s’il fallait nécessairement la réfuter histoire de bien montrer que l’opprimé exprime un point de vue forcément biaisé. Bien souvent, cela conduit à la minimisation de l’oppression, voir à sa négation. Parce que oui, nier ou diminuer la parole des opprimés, c’est nier l’existence ou l’importance de l’oppression dont ils sont victimes.
C’est comme si moi, femme non musulmane et non voilée, on m’invitait sur un plateau de télévision pour parler des discriminations islamophobes. Personnellement, je n’ai jamais vu une femme voilée se faire insulter, ni se faire discriminer à l’embauche. J’en déduis donc que non, les discriminations islamophobe n’existent pas, ou si peu. Et me voilà tranquillement en train d’expliquer à des millions des téléspectateurs que la France n’a à mon sens aucun problème fondamental avec ses citoyens musulmans, parce que si elle en avait, je le saurais. A celle qui me répond que quand même, sa sœur qui porte le voile est souvent prise à partie dans la rue, ne trouve pas d’emploi et est regardée de travers par les grands-mères dans le bus? Elle exagère, voyons, il y a certes quelques employeurs racistes et mamies réacs, mais enfin, pas de quoi en faire un fromage. Fin du débat, merci, bonsoir, l’expert a parlé, et il sait mieux que vous ce que vous vivez au quotidien, car son point de vue est LE point de vue. C’est pour cela que les débats ou discussions qui traitent d’une question soulevée par les féministes m’affligent, car ça ne rate jamais, sont systématiquement invitées pour s’exprimer sur le sujet des personnes qui n’ont pas la moindre idée de ce dont elles parlent, en général des hommes qui 1/débarquent de la lune ou 2/ sont carrément des détracteurs du féminisme. Et, plus que le sujet qui devait être discuté, c’est la réalité de l’oppression qui est remise en cause (et, avec elle, la légitimité même du mouvement féministe). Cas d’école (vécu en direct, et plusieurs fois), un débat sur le harcèlement de rue : une féministe souligne le caractère insupportable et discriminant du harcèlement et la nécessité d’y mettre fin, et des types en face arguent que 1/ c’est juste de la drague un peu lourde et/ou que 2/ c’est le fait d’hommes de « cultures différentes » (chez nous, on respecte les femmes). L’existence dans notre société de représentations mentales persistantes qui objectivisent les femmes comme autant de joujoux éventuellement disponibles pour ces messieurs sont ainsi niées, par deux processus bien connus de celles qui subissent régulièrement le mansplaining (ou mecsplication/mexplication en français, c’est-à-dire un mec qui vient t’expliquer d’un ton condescendant que tu es complètement à côté de la plaque et qu’il sait mieux que toi ce que tu vis en tant que femme) : 1/ minimisation ; 2/ invalidation par rejet de la responsabilité sur un autre que soi.
C’est déjà énervant dans le privé lors de discussions informelles, mais force est de constater que l’explication de l’ »expert » non-opprimé est une institution, on ne sait pas fonctionner sans sa sacro-sainte opinion. Parce que dans une société donnée, l’opprimé est nécessairement minoritaire (et ce, numériquement – le musulman par exemple–, ou symboliquement – comme la femme –, ou encore les deux à la fois) et, par conséquent, nous ne sommes pas habitués à l’entendre parler pour lui-même, et de lui-même. Ecouter la parole de l’opprimé n’est pas « normal », au sens où ce n’est pas dans les normes. De fait, cette parole est a priori soupçonnée de n’être pas réellement crédible, et il faut qu’on se réfère à la norme, à notre fameux « expert » pour avis (l' »expert » absolu, chez nous, c’est l’homme blanc, quel que soit le sujet à débattre, sauf peut-être la capacité d’absorption des serviettes hygiéniques, et encore). Si la parole de l’opprimé est validée par l’expert, elle devient audible. Si elle est invalidée, non seulement elle est renvoyée dans le néant, mais en plus, on discrédite le ressenti et l’expérience de la personne qui s’est exprimée. Et c’est très violent pour l’opprimé. Le deuxième facteur qui rend la parole de l’opprimé difficilement audible est le malaise ressenti par ceux qui sont dans le camp des oppresseurs/ privilégiés lorsqu’ils sont mis face à la réalité. Le premier réflexe du non-opprimé, c’est la minimisation. Pour lui, l’oppression n’est pas tangible ; partant, elle ne doit pas être si grave que ça, il en déduit donc que l’opprimé exagère et qu’il est un peu paranoïaque. Quand le non-opprimé est aussi oppresseur, c’est pire : reconnaître son statut de privilégié est difficile, voire impossible pour certains. Encore une fois, l’opprimé exagère, et l’oppresseur refuse de reconnaître qu’il est partie prenante d’un système qui entérine l’oppression. En conséquence, il nie l’oppression et discrédite la parole de l’opprimé.
Pour prendre mon cas personnel, la première fois que j’ai entendu/lu ce que disaient représentants des Indigènes de la République, ça m’a fait tout drôle. J’ai pensé qu’ils abusaient, que ce qu’ils disaient était un tantinet agressif (ça ne vous rappelle pas quelque chose, amies féministes, hum?), parce que, c’est un fait, de leur point de vue de minorité, en tant que blanche dans une société à majorité blanche je fais partie de la catégorie des oppresseurs/privilégiés. Et je n’ai pas été à l’aise. Mon esprit n’était pas formé à écouter la parole de personnes qui remettaient en cause la structure de mon monde, la vision que j’avais de lui, la position que j’y occupais. Alors oui, de prime abord, ça fait chier, mais je me suis aperçue 1/que ce n’était pas grave du tout et 2/ que c’était un tout petit mal pour un grand bien, comme une pilule difficile à avaler sur le coup, mais dont les effets bénéfiques vont se prolonger dans le temps. Et quand on y réfléchit deux secondes, est-on menacés dans notre intégrité par la parole de l’opprimé ? Non. Celui qui est menacé dans son intégrité, c’est lui, l’opprimé. Pas moi. Quand une personne racisée dit qu’elle se sent opprimée dans une société blanche, ce n’est pas une déclaration de guerre contre les blancs. Quand une femme dit être opprimée par un système patriarcal, ce n’est pas une déclaration de guerre contre les hommes. Souligner que l’autre possède des privilèges qu’on n’a pas, et qu’il est peut-être partie prenante ou bénéficiaire d’un système inégalitaire, ce n’est pas une agression. Il est au contraire salutaire qu’on nous mette parfois face à des phénomènes qui nous seraient restées invisibles.
Car que sait-on d’une oppression quand on est tranquillement assis sur ses privilèges ? Pas grand-chose. En conséquence, on a le droit d’écouter et de prendre acte, mais surtout pas d’expliquer à l’autre comment il est censé vivre son oppression, et de quelle façon il doit s’y prendre pour y mettre fin. On peut prendre le parti de l’opprimé, soutenir son combat, mais il faut garder à l’esprit que quand on est blanc dans une société blanche, on n’est pas légitime pour parler de ce que vivent les personnes racisées au quotidien. Quand on est un homme dans une société patriarcale, on n’est pas légitime pour parler de ce que vivent les femmes. Quand on est hétérosexuel dans une société hétéronormée, on n’est pas légitime pour parler de la discrimination dont souffrent les gays/lesbiennes. Il faudrait être assez humble et intelligent pour comprendre à la fois que ce n’est pas parce qu’une oppression est invisible à nos yeux qu’elle n’existe pas et qu’on ne peut jamais parler à la place de l’autre. Il faudrait également être assez humble et intelligent pour cesser de donner à tort et à travers son avis sur tout, sans réfléchir, cesser de s’exprimer du point de vue de l’ « expert », celui qui ne remet jamais sa position en question, pour la bonne raison qu’il n’a jamais eu à l’interroger. Car l’expert a l’habitude que l’ « autre », ce ne soit pas lui ; il s’imagine en toute bonne foi (et bien le pire) être un référent neutre. En effet, on souligne toujours d’où parle l’opprimé (on indique que tel auteur de tel livre est une femme, quand on n’indique jamais qu’il s’agit d’un homme, par exemple) sans jamais préciser d’où parle l’oppresseur/non-opprimé. Car l’oppresseur/non-opprimé, et toute la cohorte de ses semblables, présupposent à tort (et en général de façon inconsciente) que ce qu’il sont n’a aucun impact sur leur point de vue. Le dominant s’imagine souvent que l’expérience du dominé est limitante car justement réductible à sa condition de dominé (d’où la remise en cause, par exemple, de l’opinion d’une femme, suspecté d’être biaisée du seul fait d’être féminine, quand celle de l’homme serait davantage objective), sans se rendre compte que son propre point de vue est tout aussi limitant. Quand un homme blanc/hétéro parle, il n’est pas neutre : il s’exprime à partir de sa position d’homme blanc/ hétéro, position qui pèse dans sa parole, car elle modèle son expérience et sa perception du monde. Alors on se demande bien, foutredieu, comment il peut s’imaginer parler en toute connaissance de cause et endosser sans douter une seule seconde le rôle de « celui qui sait » quand il s’agit de s’exprimer sur un sujet auquel, de par sa position, il est étranger.
Je rêverais qu’on n’invite que des femmes pour parler de l’oppression des femmes ; qu’on laisse des personnes racisées s’exprimer à propos de ce que signifie être noir/maghrébin/musulman aujourd’hui en France, sans expert à la mord-moi-le-noeud comme médiateur, ou qui leur oppose du racisme anti-blanc. Où on laisserait parler librement ceux qui ne peuvent jamais s’exprimer autrement qu’en étant parasités. Car écouter la parole de l’opprimé, c’est comprendre avant tout qu’on s’exprime à partir d’une position de non-opprimé ; c’est accepter en l’occurrence de taire son point de vue pour prendre acte de celui de l’autre qui, contrairement à nous, vit concrètement son oppression ; c’est accepter ce point de vue, également, comme davantage valable que le sien propre à ce sujet. Et ça se travaille.